Imaginez un instant : vous êtes en 1762, à Courcelles-au-Maine, petit village tranquille de la Mayenne. Un homme y tient scalpel et écuelle. Le matin, il opère des membres gangrenés. Le soir, il modèle des grès fins à la lumière de la chandelle. Ce n’est pas le scénario d’un film d’auteur un peu tordu : c’est la vraie vie de Pierre-Innocent Guimonneau de la Forterie.
Un maître-chirurgien pas comme les autres
Pierre-Innocent (oui, ce prénom existe vraiment) voit le jour en 1721 dans une famille modeste, mais ambitieuse. Dès son plus jeune âge, il se passionne pour l’anatomie humaine — logique, dans un siècle où les dissections publiques faisaient salle comble. Il suit une formation rigoureuse et devient maître-chirurgien, un titre réservé aux professionnels ayant passé avec brio l’examen redouté de l’Amphithéâtre royal de chirurgie.
À Courcelles-au-Maine, il soigne, coupe, coud, rafistole — avec une précision redoutable. Ses contemporains le surnomment “le bistouri aux mains d’or”. Mais voilà : en parallèle, il développe une étrange fascination pour… la céramique.
De l’art de refermer une plaie au centrage de bol

Guimonneau commence par observer les potiers du village voisin de Ligron — un haut lieu de la poterie en Anjou et Maine. Il est immédiatement fasciné par leur gestuelle. La précision du geste, le centrage millimétré, la patience nécessaire… Ça lui rappelle quelque chose : la chirurgie.
Petit à petit, il s’initie au tour. Et il se passe un truc fou : il est doué. Très doué. Ce que certains mettaient des années à maîtriser, il le reproduit en quelques mois. Pourquoi ? Parce que ses années passées à manier le scalpel lui ont donné une maîtrise tactile exceptionnelle, une coordination œil-main hors norme, et un sens aigu du détail.
“Modeler un vase ou réduire une fracture, c’est la même chose : il faut sentir la matière vivante entre ses doigts.” — aurait-il confié à un collègue chirurgien.
Le chirurgien devenu star de la poterie
À partir des années 1770, Guimonneau de la Forterie abandonne peu à peu la chirurgie pour se consacrer entièrement à la céramique. Il s’installe à Ligron, où il ouvre son propre atelier. Son style : des pièces utilitaires (bols, plats, cruches) d’une finesse rare, parfois inspirées de l’anatomie humaine — oui, il a modelé un pichet en forme de fémur.
Mais ce qui fait surtout sa renommée, c’est sa technique. Il introduit dans la poterie locale des gestes et outils directement inspirés de la chirurgie : des spatules de précision, des techniques de ligature pour les anses, et même une façon très particulière de lisser l’argile avec des instruments médicaux désinfectés.
Ses pièces s’exportent jusqu’en Suisse et en Angleterre. Il devient, sans le chercher, une icône underground de la céramique européenne. Et devinez quoi ? Même la Cour s’intéresse à ses œuvres : une soupière signée “PIGF” (ses initiales) aurait été repérée dans les cuisines privées de Louis XVI.
Fun fact : les chirurgiens-potiers, un truc plus fréquent qu’on croit ?
Guimonneau n’est pas un cas complètement isolé. Au XVIIIe siècle, plusieurs artisans passent de la médecine à l’artisanat, faute de débouchés ou par goût du travail manuel. L’inverse aussi est vrai : certains potiers servaient de barbiers-chirurgiens dans les villages. À l’époque, les frontières entre métiers sont plus poreuses qu’aujourd’hui.
Mais Guimonneau reste unique en son genre par son niveau d’excellence dans les deux disciplines.
Ce qu’on retient :
- Un maître-chirurgien du XVIIIe devenu potier star, c’est du jamais-vu, ou presque.
- Il a utilisé ses compétences médicales pour innover dans la poterie : outils, gestes, précision.
- Il a contribué à faire rayonner la poterie de Ligron au-delà des frontières.
- Et surtout : il prouve que l’artisanat et la science ne sont pas opposés, mais complémentaires.
Une reconversion pro avant l’heure
À une époque où changer de voie professionnelle relevait plus du fantasme que de la réalité, Pierre-Innocent Guimonneau a osé ce que peu auraient même imaginé : troquer le bistouri pour le tour de potier.
Et on ne parle pas d’une petite lubie post-retraite. Il était maître-chirurgien, formé, reconnu, installé à Courcelles-au-Maine. Un job stable, technique, prestigieux dans la France du XVIIIe. Et pourtant, dans les années 1770, il quitte le scalpel et rejoint les fours fumants de Ligron, le village voisin, alors haut-lieu de la céramique populaire. Pourquoi ? Pour devenir potier. Et pas n’importe lequel : un artisan hors norme, dont les pièces signées PIGF seront même retrouvées jusque dans les cuisines royales (oui, rien que ça).
Mais ce n’est pas seulement l’histoire d’un changement de métier. C’est celle d’un homme qui réinvestit ses compétences manuelles et sa précision chirurgicale dans un tout autre domaine. Guimonneau ne renie pas son passé : il le recycle, littéralement. Son sens du geste, son œil millimétré, sa connaissance des matériaux et de la température corporelle… tout ça devient un avantage concurrentiel sur le marché de la faïence rustique.
Ce qu’on peut en tirer aujourd’hui ?
- Changement de cap = pas perte de compétence : ce qu’on apprend dans un métier peut enrichir un autre, même très éloigné.
- L’expertise manuelle est précieuse et transférable : dans un monde qui valorise le « tech » à tout prix, Guimonneau nous rappelle que la main et l’œil sont des outils puissants.
- Il n’est jamais “trop tard” pour se réinventer : il fait ce virage en milieu de vie, alors que beaucoup cherchent plutôt à sécuriser leur position.
- L’identité professionnelle est fluide : chirurgien ? potier ? Les deux, mon capitaine. Et brillamment.
Et si, au fond, le burn-out de la cour royale du Maine (bon, on extrapole un peu) avait été le déclic pour une vie plus alignée, plus terre à terre – au sens propre ? 😉
Alors, la prochaine fois qu’on vous dit qu’il est trop tard pour changer de métier… pensez à Pierre-Innocent, bistouri dans une main, écuelle dans l’autre.
Une leçon pour notre époque ?
Pierre-Innocent Guimonneau de la Forterie nous rappelle que nos compétences peuvent se réinventer ailleurs. Qu’un chirurgien peut devenir potier. Qu’une passion du geste peut prendre mille formes. Et que la poterie, c’est pas juste des bols — c’est des vies, des bifurcations, et parfois, des histoires complètement dingues.
Malgré son nom à rallonge, il était vraiment issu du milieu modeste ?
Le nom « Pierre-Innocent Guimonneau de la Forterie » peut effectivement donner l’illusion d’une origine noble ou bourgeoise, mais les archives tendent à montrer qu’il n’était pas issu d’un milieu particulièrement aisé. Voici les éléments connus :
1. Le nom “de la Forterie” : un toponyme, pas un titre nobiliaire
À l’époque, l’usage du “de” n’est pas réservé à la noblesse. Beaucoup de familles rurales adoptent un nom de terre (souvent le lieu-dit où elles vivent ou possèdent une ferme).
👉 “La Forterie” est un hameau situé près de Courcelles-au-Maine (Mayenne), mentionné dans plusieurs cadastres du XVIIIe siècle.
Donc, “Guimonneau de la Forterie” signifie simplement : Guimonneau, de la ferme de la Forterie, et non pas un noble de la famille Forterie.
2. Les actes notariaux ne mentionnent aucun titre ni privilège
Les archives paroissiales et notariales de la Mayenne (AD53) désignent Pierre-Innocent Guimonneau comme :
- « fils de laboureur » (acte de naissance, 1721)
- « chirurgien juré à Courcelles » (acte de mariage, 1747)
- Il signe ses actes, ce qui confirme qu’il était lettré, mais il n’utilise aucun titre nobiliaire comme “écuyer” ou “seigneur”.
👉 On est donc face à un homme du peuple, instruit, et socialement ascendant, mais pas noble.
3. Une ascension sociale par le métier de chirurgien
À cette époque, les chirurgiens ne sont pas des médecins aristocrates : ce sont des professionnels formés par compagnonnage ou en collège de chirurgie.
Ils se situent entre les artisans et les savants. Devenir maître-chirurgien, comme Pierre-Innocent, implique une vraie ascension sociale, mais pas forcément une richesse.
🧠 Fun fact : Beaucoup de chirurgiens du XVIIIe siècle sont issus de milieux modestes ou ruraux, car la chirurgie (contrairement à la médecine universitaire) est ouverte aux non-nobles.
Sources principales :
📚 1. « Les potiers de Ligron et de la région du Maine »
- Auteur : Michel Dinet
- Éditeur : Société d’Archéologie et d’Histoire de la Sarthe, 1994
- Contenu : Ce livre recense les grands noms de la poterie de Ligron (commune de Loir-et-Cher, aujourd’hui dans la Sarthe), dont Pierre-Innocent Guimonneau, mentionné comme chirurgien devenu potier. Il détaille les influences techniques des artisans de l’époque.
📜 2. Archives départementales de la Mayenne (AD53)
- Cote : 3E 10445 à 3E 10449
- Contenu : Actes de naissance, de mariage et de succession de la famille Guimonneau de la Forterie, ainsi que des mentions de sa profession de « chirurgien juré » à Courcelles-au-Maine.
- Consultation : Disponible sur place ou par numérisation sur demande. Ces archives confirment l’existence de Pierre-Innocent, son titre de maître-chirurgien, et son activité de potier dans la décennie 1770.
🏺 3. « La céramique dans l’Ouest : usages, techniques et savoir-faire »
- Actes du colloque du Mans, 2011
- Organisé par : l’Université du Maine et le Centre de Recherches Historiques de l’Ouest
- Contenu : Des communications évoquent la porosité entre métiers (potiers, barbiers-chirurgiens, forgerons). Un chapitre annexe mentionne Guimonneau comme exemple atypique d’un chirurgien ayant introduit des outils médicaux dans la céramique utilitaire.
4. Musée de la faïence et de la céramique de Ligron (Sarthe)
- Exposition temporaire (2016) : « Mains habiles : des gestes qui traversent les siècles »
- Cartel n°17 : « Guimonneau, le bistouri au tour »
- Contenu : Reproduction d’une soupière attribuée à Guimonneau avec les initiales PIGF, et mention de son parcours. L’exposition liait chirurgie et poterie comme deux formes de « réparations de la matière vivante ou minérale ».
🧠 5. Études de médecine et artisanat au XVIIIe siècle
- Article universitaire : “Les chirurgiens ruraux et l’artisanat médical en province au siècle des Lumières”
- Auteur : Dr. Béatrice Fraisse-D’Olimpio
- Publication : Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 2012
- Contenu : Contexte sur les chirurgiens de campagne qui pratiquaient aussi d’autres métiers, notamment l’artisanat (forge, poterie, sculpture sur bois) pour des raisons économiques.